Gouvernance polycentrique des biens communs – E. Ostrom: théorie du choix institutionnel, règles, arènes, arrangements…

 Schémas

Ostrom
Le modèle IAD, Institutional Analysis and Development Framework (d’après C. Hess 2011)

 

Ostrom3

Gouvernance polycentrique et coordination par consensus

Définition des principaux concepts

Le champ privilégié d’Elinor Ostrom (2010) est la gestion « polycentrique » des biens communs (des biens ni privés, ni publics, mais des biens qui demandent le partage d’une ressource commune) : de la gestion de l’eau jusqu’à Internet, en passant par les forêts, les logiciels libres ou la biodiversité… (voir Coriat 2011). Mais les principes de cette gouvernance polycentrique (voir Ostrom 2009) sont aujourd’hui utilisés pour analyser le fonctionnement d’organisations très diverses :

  • dans le cas d’une gestion collaborative de l’information  (Peneranda et al. 2018) qui, dans des communautés pair à pair, pourrait s’appuyer sur les technologies Blockchain (Malafosse et al. 2019);
  • dans le cas du fonctionnement de Wikipédia (Viégas et al. 2007, Cardon et Levrel 2009, Fallery et Rodhain 2013);
  • dans la gouvernance des coopératives (Rujpens et Mertens 2016, Baillette et Fallery 2020);
  • dans le fonctionnement des entreprises dé-hiérarchisées (Fallery 2018);
  • dans le cas du Logiciel libre (Goudarzi et al. 2020);
  • dans la gestion des droits de propriété intellectuelle (Calimaq 2018) ou des alternatives sociales (Coriat 2015)…

Dans ce cas de partage de ressources communes, E. Ostrom a démontré que les systèmes de coopération de type « dilemme du prisonnier » (ceux de la Théorie des jeux, où ce sont des règles externes qui organisent la coopération en fonction des anticipations) sont moins efficaces que les systèmes de coopération de type « dilemme social », où le choix institutionnel intègre de façon endogène toutes les variables situationnelles dans des processus bouclés d’action sur les règles : contexte/frontières, micro-situations, apprentissage/normes, confiance, coopération, bénéfice pour soi et pour les autres. « Prendre une décision » c’est donc en fait décider sur les règles : règles sur les choix opérationnels (accès, usage), règles sur les choix collectifs (participation à la gestion du commun) et règles constitutionnelles (conditions de modification des règles), Ostrom 1990.

E. Ostrom a reçu le « Prix de la banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel », voir sa conférence de Stockholm en 2009 : une explication particulièrement limpide (dans une traduction de Éloi Laurent).

1. La théorie du choix institutionnel : l’action sur les règles

L’objectif théorique de E. Ostrom est « d’accélérer la compréhension d’une théorie de l‘action collective auto-organisée, afin de compléter des théories existantes de l’action collective organisée extérieurement : la théorie de la firme et la théorie de l’État » (Ostrom 1990, édition française, page 76). Les trois phases du modèle de « choix institutionnel » sont toutes basées sur des cheap talk,  des petits arrangements entre les acteurs, qui apportent de meilleurs résultats que de recourir à une règle extérieure au système :

OstromD’après E. Ostrom dans sa conférence de Stockholm (2009)

  • une première phase de construction des informations qui est ici capitale, en fonction des positions et des informations sur les normes sociales partagées;
  • une deuxième phase assez classique de jugement informé sur les coûts-bénéfices incertains et les résultats potentiels;
  • et enfin la troisième phase particulière de l’ACTION SUR LES RÈGLES, avec le choix de soutenir, ou de ne pas soutenir, un éventuel changement de statu quo pour une règle, en fonction des informations sur les variables situationnelles endogènes. C’est l’inter-connaissance (la confiance, la coopération, l’engagement mutuel) et les capacités d’adaptation des acteurs (apprentissage, essais-erreurs) qui permettent de faire évoluer ainsi les différentes règles du système et d’augmenter le gain collectif, avec un bénéfice tant pour soi et que pour les autres acteurs (voir Ostrom et Basurto, 2013).

2. Le caractère polycentrique de la décision : des arrangements dans les arènes locales de discussion

La décision polycentrique repose alors sur l’enchevêtrement de différentes « arènes de choix collectifs », dans lesquelles peuvent se discuter les trois niveaux de règles : les règles sur les choix  opérationnels, les règles sur les choix collectifs et les règles constitutionnelles (Ostrom 1990 ou Ostrom 2010 note de lecture 1). Une arène locale regroupe des acteurs qui interagissent dans une situation d’action : un espace social où les acteurs, mus par des préférences et intérêts divers, échangent des biens et des services, coopèrent, résolvent des problèmes, se dominent ou luttent les uns contre les autres (Ostrom 2000).

  • Un accès rapide et facile à une arène locale de discussion doit pouvoir permettre de résoudre par consensus un conflit sur une règle: soit le statu quo, soit l’évolution de la règle (il n’y a ici ni unanimité, ni vote, mais un arrêt de la discussion qui est légitimé par le respect de la procédure reconnue comme éthique, voir Le numérique et l’éthique déontologique). A la manière de H. Mintzberg, qui associe une structure particulière à un mode de coordination particulier, on peut dire ici que le mode de coordination par consensus est caractéristique des organisations polycentriques (voir le schéma 2 ci-dessus).
  • Il est rare qu’une seule arène de choix soit associée à un seul ensemble de règles: la stratégie clé des individus auto-organisés consiste à aller et venir entre les trois différents niveaux de règles (voir les processus d’institutionnalisation dans  La théorie néo-institutionnelle);
  • Ce sont ces arènes de différents niveaux qui donnent une légitimité locale du contrôle dans une organisation dé-hiérarchisée (voir Fallery 2016).

3. La conception d’une communauté auto-organisée

Le partage d’une ressource commune à partir de ce jeu sur les règles doit alors s’appuyer sur huit propriétés d’une institution particulière, la communauté  auto-organisée (voir Fallery et Rodhain 2013) :

  • voir de très nombreux exemples dans la très riche Digital Library Of The Commons Repository;
  • l’auto-organisation de Wikipédia est un exemple de ce type de fonctionnement (Cardon et Levrel 2009);
  • l’auto-organisation du Logiciel libre est décrite sous la forme de cinq « bonnes pratiques » dans une contribution de K. Goudarzi et al. (2020).

Pour E. Ostrom (2010), les propriétés 1, 2, 3 et 4 portent sur l’ouverture de la communauté auto-organisée:

  • les relations entre les membres et les non-membres de la communauté doivent être clairement définies;
  • la production de règles doit se faire en relation étroite avec la nature de la ressource à réguler;
  • les individus affectés par une règle collective doivent pouvoir participer à la modification de la règle et cette modification doit se faire à faible coût;
  • les individus qui surveillent la ressource commune doivent être choisis localement et être responsables devant la communauté.

Les propriétés 5 et 6 portent sur les sanctions :

  • les sanctions prononcées à l’encontre de membres de la communauté doivent être graduées;
  • les sanctions doivent obéir à un principe de subsidiarité privilégiant le respect des règles locales;

Les propriétés 7 et 8 portent sur la communication pour assurer le partage de la ressource commune :

  • les membres de la communauté doivent avoir un accès rapide à une arène locale de choix pour résoudre leurs conflits à bas coût;
  • et la communauté doit être constituée d’un enchevêtrement d’arènes  locales.

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Voir les autres théories utilisées dans le développement des SI

Voir la carte générale des théories en management des S.I.

RÉFÉRENCES

Elinor Ostrom (2009), Par-delà les marchés et les états, la gouvernance polycentrique des systèmes économiques complexes, Conférence Stockholm, avec l’autorisation de la Fondation Nobel

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E. Ostrom (2000), Collective Action and the Evolution of Social Norms, The Journal of Economic Perspectives, Vol. 14.

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E. Ostrom (1990), Governing the Commons, Cambrige University Press

Google.books

E. Ostrom (2010), Gouvernance des biens communs, Bruxelles, De Boeck.  Plusieurs notes de lecture :

Note1Note2  et Note3

Ostrom E., Basurto X. (2013), Façonner des outils d’analyse pour étudier le changement institutionnel, Revue de la régulation n° 14.

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Hess C. (2011), Inscrire les communs de la connaissance dans les priorités de recherche », Papier de recherche, Ed. Vecam

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Coriat B. (2011), Communs fonciers, communs informationnels : traits communs et différences. Communication au séminaire de rencontre ESS avec E. Ostrom

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Peneranda A., Amabile S., Haller C. (2018), Management des biens communs de la connaissance : principes de conception et gouvernance de l’action collective, Systèmes d’Information et Management vol. 23 (1)

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Malafosse M.,  Amabile S., Pascal A. (2019), Crypto-technologies & blockchain, artefacts distribués au service de la gouvernance des communs. Congrès AIM 2019

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Cardon D, Levrel J. (2009). La vigilance participative. Une interprétation de la gouvernance de Wikipédia. Réseaux, 154(2)

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Fallery B., Rodhain F. (2013), Gouvernance d’Internet, gouvernance de Wikipedia : l’apport des analyses d’E. Ostrom sur l’action sur l’action collective auto-organisée, Management et Avenir n° 65, octobre 2013, pp168-187.

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Fallery B. (2016), Du logiciel libre au management libre : coordination par consensus et gouvernance polycentrique, Management et Avenir n°90, pp 127-150

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Rujpens J. Mertens S. (2016), Gouvernance et coopératives : l’idéal coopératif à l’épreuve de la pratique. WP HEC-ULg

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Baillette P., Fallery B. (2020). Le cas Viste, les règles de traçabilité dans les caves coopératives vinicoles. Cas en management des systèmes d’information, Éditions EMS Paris

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K. Goudarzi, V. Sanguinetti, V. Chauvet (2020), Travail à distance : cinq bonnes pratiques à emprunter au développement Open source, sur le site The Conversation

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Coriat B. (2015), Qu’est ce qu’un commun ? Quelles perspectives le mouvement des communs ouvre-t-il à l’alternative sociale ?  Revue Attac, Les possibles n°5

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Calimaq (2018), Réinvestir les Communs culturels en tant que Communs sociaux, sur le Blog S.I. Lex, par Lionel Maurel

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Viégas F.B., Wattenberg M., McKeon M.M. (2007) The Hidden Order of Wikipedia. Communities and Social Computing. OCSC 2007

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Voir aussi la très riche  Digital Library Of The Commons Repository, où on trouve notamment plus de 80 contributions sur « Internet as a Commons »

dlc.dlib.indiana.edu