Théories de la décision politique: les modèles “Garbage can” et « Incrémentalisme » – J. March, C. Lindblom

Les schémas

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decision garbage can

Le modèle de la poubelle, « Garbage Can »  (d’après M. Cohen, J. March et J. Olsen 1972)

Incremental

Les déterminants du modèle incrémental (d’après Bérard 2011)

Définition des principaux concepts

Deux modèles théoriques permettent d’analyser la rationalité politique qui caractérise certains processus de décision : le modèle de la poubelle « Garbage Can » et le modèle de « l’incrémentalisme ».

1.  Le modèle « Garbage Can » de M. Cohen, J. March et J. Olsen

« Dans des “poubelles organisationnelles”, des solutions attendent que les problèmes émergent par hasard, pour que d’autres puissent y apporter une réponse »

« Il n’est pas de problème dont une absence de solution ne finisse par venir à bout »

Pour comprendre ces phrases, qui peuvent paraitre un peu iconoclastes, il faut faire appel au modèle « Garbage Can » de M. Cohen, J. March et J. Olsen (1972). Ces auteurs modélisent en effet les différents éléments d’une décision à l’aide d’une simulation générant plus de 300 situations : on peut conclure que ces différents éléments s’empilent sans ordre précis, un peu comme dans une poubelle (non triée! mais à l’époque le tri des déchets n’était pas à l’ordre du jour), voir Fardal et Sørnes (2008) :

– en fait, il n’y a  pas d’ordre dans un processus de décision. Les décisions ne sont que le produit de rencontres fortuites entre quatre flux relativement indépendants: des solutions, des problèmes, des participants et des opportunités de choix.

  • Les “solutions”, par exemple, existent bien avant que les “problèmes” se posent;
  • ou bien des « participants » qui ont soulevé un problème ne sont plus là au moment de choisir;
  • ou bien les « informations » recherchées ne serviront… qu’à se justifier si un problème se posait plus tard. Voir l’analyse de I. Huault (2009) et cette vidéo en 2015.

– en fait, le lien entre information et décision est un jeu social. Finalement J. March voit la décision comme un jeu social : « Quelles que soient les informations collectées, on réclame toujours un complément d’informations ; les informations demandées ne sont pas prises en compte dans la décision ; les informations servent surtout à justifier une décision déjà prise. . . : la relation information-décision est donc instable et ambiguë.. ”. Sans rapport avec un choix qu’il faudrait faire à court terme, l’information est en effet le plus souvent recherchée  :

  • soit dans un but assez stratégique à moyen terme (pouvoir éventuellement se justifier a posteriori des décisions prises, pouvoir saisir d’éventuelles opportunités, pouvoir élargir ou défendre sa zone d’incertitude… voir M. Crozier dans Analyse stratégique des jeux d’acteurs);
  • soit à plus long terme pour essayer de comprendre le comportement des autres (et donc pouvoir ensuite suivre une règle commune: pouvoir faire confiance, pouvoir consolider une convention d’échange,… voir La Théorie des conventions et voir Huault 2009).

– en fait, les organisations sont souvent des “anarchies organisées”. L’organisation génère des flots d’actions qui échappent largement aux intentions des acteurs : voir J. March (1998) sur les mythes du management (traduction française) :

  • les objectifs sont ambigus et évolutifs, les logiques sont contradictoires et non hiérarchisées;
  • les préférences sont incertaines;
  • les déterminants du problème changent continuellement;
  • l’horizon temporel limité exige pourtant des réactions rapides;
  • les enjeux sont souvent importants et les acteurs sont nombreux;
  • la participation est fluctuante;
  • et enfin la technologie est « floue ».

On peut donc parler, de façon paradoxale, de véritables “anarchies organisées”:

  • Voir cette analyse de R. Cyert et J. March dans ce podcast réalisé par I. Huault (6 mn) et le prolongement qu’ils proposent dans La théorie du Slack organisationnel;
  • Voir E. Friedberg, (2009), pour qui « l’anarchie organisée » et son corollaire, le « modèle de la poubelle » nous rappellent utilement qu’il faut se méfier des apparences de rationalité, d’instrumentalité et de finalisation avec lesquelles se drape toute action dans les organisations ».

2. Le modèle incrémental et politique de C. Lindblom

Par l’observation des leaders politiques dans la réalité dans les grandes organisations, Charles Lindblom (1979) formule une théorie de la décision qui est basée sur le caractère graduel d’une démarche décisionnelle et sur la rationalité instrumentale et politique des acteurs.

  • l’incrémentalisme : en fait les décisions n’opèrent que de petits changements par rapport à la situation initiale, par tâtonnement à court terme, avec une multiplication des négociations à petite échelle. Les individus n’envisagent qu’un nombre limité d’actions et seulement quelques conséquences, il ne peut donc pas y avoir de décision radicale, même si l’ensemble de ces décisions marginales et successives peuvent ensuite déboucher sur une  vraie révolution, voir L’improvisation organisationnelle;
  • la rationalité instrumentale et politique : les valeurs, les buts et les choix des membres d’une organisation ne sont établis que les uns par rapport aux autres :  ce n’est qu’en mettant en œuvre les moyens que les buts recherchés deviennent un peu plus clairs. Les participants cherchent des accords collectifs mutuellement avantageux, et si certaines situations vont satisfaire l’ensemble des membres c’est en fait pour des raisons différentes, voir H. Simon  sur la Rationalité limitée).

C. Berard (2011) montre que les démarches incrémentales sont effectivement privilégiées par les décideurs politiques en situation complexe; cet incrémentalisme est  fondé (et légitimé) simultanément :

  • sur une rationalité dite a posteriori,  c’est l’incrémentalisme « disjoint » du modèle de Lidblom : raisonnement politique, basé sur l’exploration progressive ;
  • et aussi sur une rationalité dite a priori, c’est l’incrémentalisme « logique » du modèle de H. Simon : raisonnement par heuristiques , basé sur des processus de satisfaction plutôt que d’optimisation (voir La rationalité limitée).

Constatant que les membres d’une organisation agissent quotidiennement dans une « illusion de la décision », H. Laroche (2014) propose une approche pragmatique de la décision considérée comme étant en fait une représentation sociale à des fins symboliques. Il apparait un répertoire des « figures de la décision dans l’organisation » (incrémentalisme, routine, dérive, escalade, mise à l’agenda, urgence, épreuve, crise, révolution) qui sont utilisés dans les situations de décision  (voir ce numéro de la Revue Française de Gestion en 2012 : La fabrique de la décision).

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Voir les autres théories utilisées dans la décision

Voir la carte générale des théories en management des S.I.

RÉFÉRENCES

Cohen M., March J., Olsen J. (1972), A Garbage Can Model of Organizational Choice, Administrative Science Quarterly, Vol 17 n° 1

le  lien

James March (1998), Les mythes du management. Conférence à l’Ecole des Mines de Paris, Gérer et Comprendre, Sept. 1999

Pdf

C. Lindblom (1979), Still muddling, not yet through, Public Administration Review, Nov-dec 1979

le lien ou Pdf

E. Friedberg (2009), La théorie des organisations et la question de l’anarchie organisée, CURAPP Presses Universitaires de France (extraits, 20 pages)

Pdf

I. Huault (2009), James G. MARCH : Ambiguïté et déraison dans les organisations, in les Grands Auteurs en Management.

le  lien

Isabelle Huault, (2015), Comment se prennent vraiment les décisions ? Une vidéo de 4mn sur J. March  et  le modèle Garbage Can

La vidéo

H. Fardal, J. Sørnes (2008), IS Strategic Decision-Making: A Garbage Can View, Issues in Informing Science and Information Technology Vol 5, 2008.

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C. Bérard (2011), La démarche décisionnelle dans les systèmes complexes : incrémentalisme et rationalités. Congrès AIMS, Nantes

Pdf

H. Laroche (2014), La décision comme production d’ordre dans les organisations, Connexions n° 101

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Voir aussi les recherches en SI qui utilisent cette théorie, sur le site Theories Used in IS Research.

 Garbage can theory