Théorie du don/contre-don: donner/recevoir/rendre – M. Mauss

Le schéma généraldon3

Définition des principaux concepts

Pour Marcel Mauss le don/contre-don est une forme de contrat social, basé sur la réciprocité, pour appartenir à une société. Mais le don/contre-don a aussi une logique économique (laquelle est loin d’être uniquement basée sur l’utilitarisme). Voir cette petite vidéo de présentation des travaux M. Mauss et voir l’actualité de la recherche sur le don dans la Revue du M.A.U.S.S.

1. Le don/contre-don est un contrat social

Marcel Mauss (1923), dans une étude comparative sur l’organisation de sociétés mélanésiennes, découvre le don/contre-don comme un contrat fondateur des liens sociaux : « une prestation obligeant mutuellement donneur et receveur et qui, de fait, les unit par une forme de contrat social ». Le donneur a une forme de prestige ou d’honneur dans le fait de savoir-donner, quant au receveur il doit d’abord savoir-recevoir et doit ensuite savoir-rendre à d’autres « un équivalent » de ce qu’il a reçu.

“Donner, ce n’est pas d’abord donner quelque chose, c’est SE donner dans ce que l’on donne […] Le don cérémoniel est une procédure de reconnaissance publique entre partenaires”, voir J. Godbout (2000).

Il est assez joli de voir qu’en indonésien Merci se dit Terima-Kasih (littéralement Recevoir-Donner) et qu’on répond Sama-Sama (littéralement Avec-avec et donc Ensemble). Quant au mot Pinjam il peut signifier, selon le contexte, aussi bien prêter que emprunter.

2. Le don/contre-don est fondé sur la réciprocité

Karl Polanyi (2007) met en avant la réciprocité comme un véritable fondement possible de l’économie. Il considère que les relations sociales sont préexistantes aux relations économiques : l’action économique est en fait « encastrée » au sein des réseaux de relations qui placent les individus en contact les uns avec les autres.  Karl Polanyi montre que c’est le libéralisme qui a réussi à désencastrer l’économie du social. En fait, une logique économique n’est pas uniquement basée sur l’utilitarisme et l’économisme (voir Le numérique et l’éthique de la vertu personnelle), elle peut se fonder aussi sur la réciprocité (voir ici l’analyse de L. Boltanski et L. Thévenot dans l’Économie des conventions).

Ici le contre-don est en même temps « libre ET obligatoire »: ce n’est pas une obligation contractuelle (voir N. Alter 2010, sur le déni du don par le management), mais il y a une incitation sociale à rendre le don à d’autres, dans un système qui favorise les échanges réciproques. Le don/contre-don met alors aussi en rapport des pouvoirs et des désirs de reconnaissance (lesquels en constituent d’ailleurs une première contrepartie: le donneur est plus fort par le don qu’il a fait, à la fois sur un plan social et affectif).

3. Le don/contre-don permet d’appartenir à la société

Alain Caillé (2007) différencie le don/contre-don dans la sociabilité primaire (les relations avec les parents, amis, voisins) et dans la sociabilité secondaire (l’équilibre entre différentes sphères sociales). On peut alors considérer que les liens sociaux dans les sociétés contemporaines sont en fait moins basés sur l’utilitarisme (satisfaction de besoins matériels) que sur le don, lequel permet d’exister et d’appartenir à un monde: le don est défini comme « toute action ou prestation effectuée sans attente, garantie ou certitude de retour, et comportant de ce seul fait une dimension de gratuité »; c’est « un moment positif, qui n’a de sens que parce qu’il aurait pu ne pas exister ». A propos de l’ouvrage La révolution du don (Seuil 2014), voir cette note de lecture et cette vidéo très claire avec A. Caillé sur le rôle du  don/contre-don dans les organisations:

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4. Il y a aussi don/contre-don dans des échanges  dits « purement » économiques

George Akerlof (1982), qui a pourtant développé la Théorie des contrats sur la base de l’opportunisme dans les situations d’asymétries d’information, montre par exemple que le contrat de travail a aussi une dimension de réciprocité dont il faut tenir compte dans les modèles formels « d’utilité »:

  • le salarié rend certes un service (une prestation sous certaines conditions) en échange d’un prix (salaire et ses dérivés), mais dans la pratique le salarié produit un effort supérieur aux normes exigées, il fait un « don partiel »  à l’entreprise;
  • en contrepartie il peut y avoir contre-don de la part de l’entreprise, à d’autres temps et sous différentes manières: individuellement par des promotions, des opportunités, ou collectivement par une reconnaissance du travail, une autonomie, des mobilités (voir Pihel 2008).

Selon Norbert Alter (2002, 2009), si les uns et les autres acceptent de continuer à coopérer « malgré tout » dans les organisations, c’est parce qu’ils participent à une œuvre commune et qu’ils souhaitent y contribuer, « l’idée selon laquelle le cycle du don/contre-don engage un endettement mutuel explique bien mieux la coopération, que la contrainte ou le contrat »:

  • dans l’entreprise, il « suffirait » donc que les directions apprennent à reconnaitre le salarié comme un donateur: en sachant demander sans exiger et en sachant recevoir avec gratitude. Et pour comprendre pourquoi les quatre grandes hypothèses de l’économie néolibérale empêchent de penser l’économie du don voir cette vidéo de P-Y Gomez.
  • dans les relations inter-entreprises, le cadre de la « Gift Giving Theory«  est par exemple utilisé par M. Mathews (2017) pour analyser la construction de la confiance dans les relations inter-organisationnelles.

Pour une analyse des théories du don dans les sciences de gestion, voir O. Masclef (2013) qui différencie le don-échange et  le don-gratuit, et voir la contribution de Y. Pesqueux (2020) qui insiste sur la valeur symbolique du don.

5. Le don/contre-don est surtout la base du logiciel libre : s’investir dans un projet commun

Dans les communautés du logiciel libre (de même que  dans un méta-projet comme Wikipédia, voir Fallery et Rodhain 2013), la nature des échanges suit principalement cette logique du don/contre-don: voir F. Barbrook (1998), voir M. Studer (2004) et voir les propriétés d’une communauté auto-gérée définies par Elinor Ostrom dans La gouvernance polycentrique.

Il s’agit ici d’une forme d’investissement dans des relations humaines, mais qui sont ici médiatisées par la technologie; une médiatisation des relations de don/contre-don que l’on retrouve aujourd’hui dans d’autres types de projets: projets financiers par crowdfunding, projets politiques par des contributions sur le Web, projets d’innovation par crowdsourcing, projets scientifiques dans les communautés épistémiques (voir Goldenberg 2008)…

Dans l’Open Source il ne s’agit pas de viser à « maximiser son gain personnel », mais bien de donner aux autres en prenant du temps sur soi, tout en rendant les autres « endettés ». On peut ainsi augmenter son prestige et sa compétence (… et un jour cela peut servir ailleurs, voir les Théories du capital social), même s’il s’agit ici bien plus que d’une banale logique de « donnant-donnant » ou de « renvoi d’ascenseur ». La logique du don est-elle en fait une logique de la dette? voir le débat entre A. Marie (2012) et J. Godbout (2006).

6. Le don/contre-don sur les médias sociaux numériques : la réciprocité généralisée

Sur les médias sociaux numériques on ne donne pas directement, mais on donne collectivement pour ne pas interrompre ce grand flux des échanges, dans une sorte de réciprocité généralisée (voir Analyse des réseaux sociaux): je me donne à voir, donc je suis… je donne mes informations et mon temps, donc je suis… je donne mes contacts, donc je suis…

Sur ces réseaux socionumériques, de nombreux chercheurs (voir Maliki 2012, voir Mimeche et al. 2013) distinguent alors le contenu du don (soit un contenu personnel concernant les informations d’un individu, soit un contenu informationnel d’ordre général) et le mode de don (soit le mode one to one où on donne « à un autre », soit le mode one to many où on donne « aux autres », voir Alter 2009).

Au total 

  • (1) Le don/contre-don n’est pas gratuit, mais oblige la personne qui l’a reçu. Il ne se réduit pas à l’altruisme, mais il est aussi un moyen stratégique pour obtenir un contre-don.
  • (2) Le don/contre-don permet de créer et d’entretenir des liens sociaux entre les individus, non seulement dans la sphère des proches mais dans toute activité sociale: pour vivre en société il faut savoir demander, savoir donner, savoir recevoir, et savoir rendre ce que l’on a reçu.
  • (3) Le don/contre-don procure au donneur une forme de prestige et d’honneur qui sera associée à sa prestation.
  • (4) La liberté et la non-garantie de retour permettent de caractériser le don/contre-don des autres formes d’échange: celui qui reçoit le don peut exercer sa liberté de choisir, entre s’engager à le rendre ou de s’abstenir de le faire.
  • (5) Le don s’initie dans le sentiment d’avoir reçu (car au départ nous sommes tous en état de dette vis à vis de nos parents et nos proches) et il s’étend ensuite dans différentes micro ou macro-communautés. Pour une analyse philosophique du don/contre-don, voir Roberston 2017.

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Voir les autres théories utilisées dans le développement des SI

Voir la carte générale des théories en management des S.I.

RÉFÉRENCES

Marcel Mauss  (1923), Essai   sur  le  don.  Forme  et   raison  de  l’échange  dans   les   sociétés   archaïques, Article originalement publié dans l’Année Sociologique, seconde série, 1923-1924

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… et tous les textes de Marcel Mauss à cette adresse

Karl Polanyi (2007), Le sophisme économiciste, Revue du MAUSS 2007/1, n° 29

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Akerlof G. (1982), Labor Contracts as Partial Gift Exchange, The Quarterly Journal of Economics 97 (4)

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Norbert Alter (2002), Théorie du don et sociologie du monde du travail, Revue du MAUSS, no 20

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 Alter N. (2009), Donner et prendre. La coopération en entreprise, La Découverte

Note de lecture

Alter N. (2010), Travail et déni du don, Revue du MAUSS n° 35

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Caillé, A. (2007). « Ce qu’on appelle si mal le don… ». Revue du MAUSS, 2(2)

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Godbout J. (2000), Le don, la dette et l’identité : homo donator versus homo oeconomicus, Éditions du Boréal. Montréal. Texte intégral, 190 pages

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Godbout, J. (2006). Le don au-delà de la dette. Revue du MAUSS, no 27

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Marie A. (2012) Le don est un marché (de la dette), Field Actions Science Reports, Special Issue 4

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Mlaiki A. (2012), Compréhension de la continuité d’utilisation des réseaux sociaux numériques : les apports de la théorie du don, Thèse de Doctorat, Université Paris Dauphine. 

le résumé Pdf  ou  la thèse Pdf

Mimeche W., Fallery B., Rodhain F. (2013), Le don-contribution, une nouvelle culture des réseaux numériques dans le e-recrutement, Journées AIM, Rouen

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Goldenberg A. (2008), La participation dans les communautés épistémiques: don ou contribution ? Papier de recherche

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Fallery B., Rodhain F. (2013), Gouvernance d’Internet, gouvernance de Wikipédia : l’apport des analyses d’E. Ostrom sur l’action sur l’action collective auto-organisée, Management et Avenir n° 65

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Pihel L. (2008), L’emploi durable, une relation de type don/contre-don, Relations industrielles, Vol 63, N°3

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Mathews M. (2017), Gift giving, reciprocity and the creation of trust, for the Journal of Trust Research

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Masclef O. (2013), Le rôle du don et du gratuit dans l’entreprise : théories et évidences, Économies et Sociétés n°22

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Studer M. (2004), Culture du don dans le logiciel libre, Papier de recherche, en ligne

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Barbrook R. (1998), L’économie du don high-tech, Freescape, en ligne.

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Robertson F.  (2017), Mauss, une philosophie du don ? Revue du MAUSS

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