Théories de l’apprentissage organisationnel: communautés de pratiques, entreprise apprenante – C. Argyris et D. Schön…

 


Boucles

Apprentissage simple boucle et double boucle (Argyris 1977)

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Leroy

Le triangle de l’apprentissage organisationnel (Leroy 1998)

 

Définition des principaux concepts

En disant qu’une organisation peut apprendre on fait une analogie avec l’apprentissage des individus et on peut donner ainsi une base théorique importante pour le management des connaissances (voir Le transfert de connaissances). On se trouve alors à l’intersection de nombreux champs d’étude (voir Leroy 1998-a et 1998-b, voir Guilhon 1998) : l’apprentissage, la construction de sens, la création de connaissances et les capacités d’absorption, ou encore le changement organisationnel

On peut néanmoins distinguer trois apports théoriques spécifiques:

  • celui de l’apprentissage organisationnel cognitif, qui permet de remettre en cause les savoirs collectifs existants (l’apprentissage double boucle);
  • celui de l’apprentissage organisationnel comportemental, qui permet de répondre collectivement à une modification de l’environnement (la sélection des routines); 
  • et celui du savoir-apprendre organisationnel, pour savoir reconnaitre puis savoir tirer parti d’une connaissance au départ externe afin de développer une innovation en interne (les capacités d’absorption).

1. Le processus d’apprentissage organisationnel : simple boucle et double boucle (Argyris et Schön 2001)

Pour C. Argyris et D. Schön (2001) il y a apprentissage organisationnel chaque fois que des divergences existent entre des résultats observés et des résultats attendus, entre epoused theory et theory in use. Ces écarts sont alors analysés et codifiés dans la mémoire organisationnelle. Ceci amène à considérer deux niveaux dans un processus dynamique d’apprentissage:

  • si un problème n’est pas strictement identique, mais qu’on peut le résoudre par une adaptation des modes opératoires, c’est l’apprentissage « simple boucle » : rapide à mettre en œuvre, sans modification de la logique sous-jacente;
  • mais si les résultats observés ne correspondent toujours pas aux attentes, il faut modifier le schéma d’interprétation appliqué jusque-là : un apprentissage « double boucle » par modification des représentations, puis sélection des réponses dans le cadre de ce nouveau schéma. On reconnait bien sûr une analogie avec les concepts d’assimilation/accommodation de J. Piaget pour l’Apprentissage, et les concepts d’ordre1/ordre2 dans La nature du changement: changer les paramètres ou changer de système?

Il faut considérer que ces processus d’apprentissage en simple boucle et/ou en double boucle sont toujours itératifs. Argyris et Schön mettent aussi en évidence des mécanismes cognitifs de protection chez les individus (des routines défensives), mécanismes qui peuvent empêcher les processus d’apprentissage organisationnel en “double boucle” : écarts entre les théories professées (ce que l’on dit) et les théories effectivement utilisées (ce que l’on fait), stratégies d’esquive ou de dissimulation…

Les implications normatives du modèle sont alors importantes puisqu’il s’agit de définir les conditions qui peuvent favoriser un apprentissage double boucle. Il faut considérer qu’une organisation devrait faire un « apprentissage de l’apprentissage », une sorte de troisième boucle pour diagnostiquer les différents obstacles à l’apprentissage double boucle (obstacles tels que l’autocensure, le conformisme, la sacralisation de la hiérarchie, la rétention d’information…), voir C. Argyris et al. (1995) et voir ci-dessous le concept « d’entreprise apprenante ».

2. Le changement par apprentissage organisationnel : la sélection des meilleures routines (Nelson et Winter 2002)

L’idée de sélection des meilleures routines a été mise en avant par R. Nelson et S. Winter (2002) dans le cadre de la théorie évolutionniste de la firme qui explique le changement organisationnel par une analogie avec la biologie génétique : une entreprise ne survit pas en longue période si elle ne dispose pas en son sein des routines nécessaires pour faire face aux changements de son environnement (et notamment de l’environnent technologique, voir les théories sur La conduite du changement et voir dans les références : Evolutionary theory sur le site Theory used in IS). Il y a ainsi une forme de sélection progressive des bonnes routines (sélection de modèles d’activités répétitifs pour une organisation entière, mais aussi sélection pour les compétences individuelles). Par analogie avec la génétique, les routines mises en œuvre par l’entreprise renvoient à ce qui relève de l’héritage du passé (empreinte de l’organisation) mais aussi à ce qui relève des adaptations aux variables de l’environnement: voir les exemples donnés par R. Arena et N. Lazaric (2003)

Les routines résultent elles-mêmes d’un ensemble d’apprentissages (par copie, par imitation, par innovation, par disparition…) qui finissent par consolider des répertoires de réponses incluant des connaissances tacites (voir Mangolte 1992): 

  • les routines organisationnelles ont un caractère à la fois individuel et collectif : habitudes prises collectivement, elles peuvent aussi être interrompues par des actions individuelles (voir I. Nonaka et la Création de connaissances);
  • elles facilitent la coordination entre les acteurs de l’organisation (en légitimant des comportements, voir la Théorie des conventions);
  • elles permettent le développement éthique d’une organisation (voir Le numérique et l’éthique de la vertu, et voir ici Kefi et Sarr 2014 qui élargissent à l’organisation le modèle de développement moral de L. Kohlberg);
  • elles permettent de faire face à des situations d’incertitude totale, elles génèrent de la stabilité; mais elles n’interdisent pas une évolution des règles par les acteurs qui les mettent en œuvre (voir la Théorie de la régulation sociale).

3. Les capacités d’absorption : tirer parti d’une connaissance externe pour développer une innovation interne (W. Cohen et D. Levinthal)

Dans une optique plus stratégique de l’apprentissge, W. Cohen et D. Levinthal (1990) définissent la capacité d’absorption comme « l’’aptitude à reconnaître la valeur de l’information nouvelle, à l’assimiler, et à l’appliquer à des fins commerciales », voir Théorie des capacités d’absorption. Il s’agit donc d’un ensemble de routines d’apprentissage qui permettent de reconnaitre puis tirer parti d’une connaissance au départ « externe » pour développer une innovation en interne. On distingue alors quatre aptitudes:

  • pour des capacités potentielles d’abord : l’aptitude à l’acquisition (reconnaître et valoriser des connaissances externes essentielles) et l’aptitude à l’assimilation (comprendre, analyser et interpréter l’information issue de ces sources externes);
  • pour des capacités de réalisation ensuite : l’aptitude à la transformation (combiner ces nouvelles connaissances avec les connaissances existantes) et l’aptitude à l’exploitation (appliquer ces connaissances pour développer une innovation).

4. En conclusion : vers les « communautés de pratiques »? vers « l’entreprise apprenante »?

Les communautés de pratiques, définies par E. Wenger et W. Snyder (2000), apparaissent ici comme une forme de réponse. Ces communautés sont des collectifs de salariés partageant un ensemble de problèmes ou une passion sur un sujet, et ses membres approfondissent leur connaissance et leur expertise en interagissant de manière régulière via les possibilités offertes par les technologies de l’information (voir la contribution n°6 de P. Cohendet « Les communautés de connaissances » sur le site BourbaKeM soutenu par l’association scientifique AGeCSO). Une communauté de pratiques repose sur l’engagement mutuel, un but commun et un répertoire partagé, voir les quatre exemples donnés par E. Vaast  (2001).

  • Ce mode coopératif auto-organisé, hors de l’organigramme, basé sur le principe du volontariat, a connu un essor dans les grandes entreprises, car ces collectifs, non régulés par des relations hiérarchiques, peuvent soutenir l’innovation (voir Metzger 2002).
  • Les satisfactions (voir Théories de la motivation) que peuvent tirer des individus de leur participation à une communauté de pratiques (… mais surtout les potentiels de création de valeur de ces nouvelles formes d’organisation) ont très rapidement mis en évidence l’intérêt pour les entreprises de les « cultiver » et non d’en laisser uniquement l’initiative à leurs salariés, voir Bourdon et al. (2011).
  • Les communautés de pratiques créées par une entreprise peuvent ainsi inclure des professionnels travaillant pour d’autres entreprises, des particuliers (voir Théorie du Lead-user) ou des chercheurs. Que cela représente ou non une démarche volontaire vers l’Open innovation de la part de la hiérarchie, cette ouverture des communautés de pratiques expose l’entreprise à dévoiler certaines orientations stratégiques, ce qui est susceptible de poser notamment des problèmes de confidentialité de l’information (voir Ologeanu et al. 2014).

Peter Senge (1985; 1991) met en avant la pensée systémique (qu’il appelle la cinquième discipline), pour développer l’apprentissage organisationnel vers un véritable savoir-apprendre en groupe. La recherche des différentes boucles de rétroaction (avec l’utilisation d’un langage visuel pour les partager) devrait alors permettre de mettre en lumière les habitudes qui nous empêchent d’apprendre, individuellement et collectivement. Il s’agit de trouver les pratiques qui permettront de lever les différents obstacles, par une organisation « allant vers l’intelligence » (il est en effet frappant de constater que beaucoup de membres d’une organisation ignorent ce que font leurs collègues).

Mais cette vision assez idéalisée de « l’entreprise apprenante » (expérimentations, retour d’expériences, transferts de connaissances, formation, motivation à la communication et au partage, dé-hiérarchisation, autonomie, communautés de pratiques… voir Management des connaissances) est quelquefois bien éloignée des pratiques réelles de nombreuses grandes entreprises (précarisation, mises en préretraites, financiarisation à court terme, multiples fusions-acquisitions…) : voir ici l’analyse de Y. Pesqueux (2004).

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Au final et pour tenter une synthèse, on peut proposer trois grands axes de recherche sur les connaissances dans l’organisation : ici celui de l’APPRENTISSAGE, mais aussi celui de la création des SAVOIRS et celui du MANAGEMENT des connaissances organisationnelles

 

CarteConnaissances

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Voir les autres théories utilisées dans le développement des SI

Voir la carte générale des théories en management des S.I.

RÉFÉRENCES

 

Argyris C. (1977). Double Loop Learning in Organizations, Harward Business Review Sept-oct 1977

le lien

Argyris C. et Schön D. (2001). Apprentissage organisationnel. Théorie, méthode, pratique. Traduction  DeBoeck Université

Note de lecture 1 et Note de lecture 2

Texte intégral sur CAIRN si vous avez un accès;  le lien

Argyris C., Moingeon B., Ramanantsoa B. (1995). Savoir pour agir : surmonter les obstacles à l’apprentissage organisationnel. InterEditions, Paris

le lien et Note de lecture

Nelson R., Winter S. (2002), Evolutionary Theorizing in Economics, The Journal of Economic Perspectives, Vol. 16, N° 2

le lien ou le Pdf

Wenger E., Snyder W. (2000), Communities of practice: The organizational frontier, Harvard business review, Jan-Feb 2000

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Senge P. (1991), La Cinquième Discipline, l’art et la manière des organisations qui apprennent, Traduction Editions First

Note de lecture

Leroy F. (1998-a), L’apprentissage organisationnel : une revue critique de la littérature, Conférence AIMS

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Leroy F. (1998-b), Apprentissage organisationnel et stratégie, in Repenser la stratégie: fondements et perspectives, Vuibert. Fiche de lecture de G. Glidja

Fiche de lecture

Guilhon A. (1998), L’apprentissage organisationnel : processus de changement et d’évolution des organisations, Conférence AIMS

le lien ou le Pdf

Arena R., Lazaric N. (2003), La théorie évolutionniste du changement économique de Nelson et Winter, Une analyse économique rétrospective, Revue économique, 2003/2 Vol. 54

le lien

Mangolte P-A (1992), Le renouveau du paradigme évolutionniste à travers Nelson et Winter, mémoire de DEA, Université Paris XIII

Mémoire Pdf

H. Kefi, L. Sarr (2014). Adaptation du modèle de développement moral de Kohlberg à l’analyse des chartes éthiques informationnelles dans un contexte multiculturel. Management international 19 (1)

le lien

Ologeanu R., Fallery B., Oiry E. et al. (2014), Usages des outils collaboratifs : le rôle des formes organisationnelles et des politiques de ressources humaines, Management & Avenir, N° 67

le lien

Metzger J-L (2002), Apports et limites des théories de l’apprentissage organisationnel : le cas de la réforme permanente, Formation Emploi n° 77

le lien ou Pdf

Vaast E. (2001), Les intranets, occasions de renforcement et de transformation des communautés de pratique : Quatre études de cas, Conférence AIMS

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Bourdon I., Teissier N., Kimble C. (2011), Relations et participation au sein d’une communauté de pratique virtuelle: étude de cas dans une multinationale de l’ingénierie. Conférence AIM, publié dans Recherches en sciences de gestion, 2014

le lien

Pesqueux Y. (2004), Apprentissage organisationnel, économie de la connaissance : mode ou modèle ? Cahiers du LIPSOR, Série Recherche n° 6

Pdf

Voir sur le site IS Theory des listes de références en SI qui utilisent ces théories :

Organizational learning theory

Evolutionary theory

Ponctuated equilibrum theory