Théorie de l’Énaction et Sensemaking: la décision par construction de sens – Karl Weick

Les schémas

decision contextuelle 1

1. Action/variation, puis Sélection/attribution de sens, puis Rétention/expérience (Weick, in Laroche et Steyer 2012)

Weick4

2. Les conditions d’une prise de conscience collective, dans les organisations “hautement fiables” (Weick 1999, d’après Van de Walle)

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Définition des principaux concepts

Énaction, Sensemaking, pleine conscience : le psychologue Karl Weick s’intéresse plus aux processus d’organisation (Organizing) qu’à l’organisation elle-même (Organization), voir Weick 1998. Le processus de prise de décision est aussi un processus de communication (voir ici l’analyse de la pensée de K. Weick par Y. Giordano 2006), qui devrait alors être fluide, capable de se recomposer selon la situation, en fonction des expériences vécues.

1. L’action est le préalable à toute activité cognitive

Dans la théorie du Sensemaking (Weick et al. 2005)  l’ordre classique des phases de la décision développé par H. Simon est bouleversé, car c’est l’action qui est préalable à la définition de problème, voir schéma 1 ci-dessus :

  • d’abord variations/écarts dans l’Action. « Les gens ne peuvent savoir ce qu’ils sont en train de faire… qu’après l’avoir fait ». C’est dans l’action, et à chaque fois que des événements sont en décalage avec leurs attentes, que les individus s’attardent sur un stimulus qui attire leur attention (variation/dissonance/équivoque) : une rationalité « située« ;
  • ensuite sélection et attribution de sens. C’est pour expliquer ces surprises que les individus doivent chercher à donner un sens à ces variations. Et la construction du sens est indissociable de la production de récits rétrospectifs;
  • enfin rétention d’expérience. Dans des « réservoirs de sens », un segment d’expérience peut alors être mémorisé et servir pour des actions et des interprétations ultérieures.

2. L’Enaction dans le processus de Sensemaking 

K. Weick développe ici pour les organisations le concept d’énaction issu des sciences cognitives : pour Francisco Varela (1994), la cognition n’est pas la résolution de problèmes, mais plutôt l’aptitude cognitive à faire émerger les questions pertinentes par des représentions sélectionnées de l’environnement. Dans cet environnement, qui en fait a  été « promulgué » par l’acteur (enacted), peut alors se développer un processus de Sensemaking :

  • dans la phase  de l’Enaction, la “réalité” extérieure n’est en fait qu’une production sociale: les individus contribuent à créer l’environnement dans lequel ils se trouvent;
  • il s’agit ensuite de “ponctuer l’expérience”, de la découper en segments, avec comme résultat de ne sélectionner qu’une fraction infime de la réalité : des indices qui vont permettre ensuite de construire du sens;
  • le Sensemaking est l’ensemble de ce processus de pensée qui utilise un récit rétrospectif pour tenter de réagir aux surprises en retenant des segments d’expériences (voir en référence le cas historique des « Pompiers de Mann Gluch« ),

SensemakingSensemaking, in Weick et al. (2005)

Le problème principal d’un décideur est donc d’attribuer un historique légitime à des résultats surprenants, par une compréhension rétrospective. Il s’agit de donner du sens à l’expérience du présent (et faire l’expérience de quelque chose nécessite de pouvoir s’extraire de la situation vécue pour y porter attention).

C. Averseng (2011) retient au final sept caractéristiques de cette construction de sens, dans un processus, qui  est initié par l’individu « donneur de sens », qui est une reconstruction rétrospective, qui est social, qui est toujours « en cours » et qui n’est jamais exhaustif.  H. Laroche et V. Steyer (2012) explicitent trois facteurs constitutifs du sens (facteurs individuels, facteurs relevant de la situation de travail et facteurs relatifs aux collectifs de travail) et dans l’exemple de la pandémie grippale de 2009 ils décrivent la dynamique liant Sensemaking et décision.

3. Vigilance et attention collective : la  prise de conscience dans les organisations “hautement fiables”

K. Weick et al. (1999) montrent que derrière l’aspect bureaucratique des organisations « hautement fiables » (pompiers, aiguilleurs du ciel, contrôleurs de centrale nucléaire..) se cache aussi une multitude de situations exceptionnelles, accidentelles, surprenantes, non anticipées et fluctuantes. Les occasions de construction de sens sont donc multiples. Pour pouvoir les saisir il s’agit alors de valoriser des flux de connaissances plutôt que de les stocker, il s’agit de favoriser une pleine conscience collective (mindfullness) pour assurer cette fiabilité indispensable (voir ici l’incontournable contribution de H. Laroche et V. Steyer 2012) :

  • il faut développer une vigilance collective (voir le schéma 2 ci-dessus) : capacité à accepter l’impossible, propension à s’occuper des erreurs, réticence à simplifier les interprétations, sensibilité accrue au contexte opérationnel, engagement pour la résilience, sous-spécification des structures. Voir les exemples donnés par Roux-Dufort 2002 et par Brion 2005. Voir aussi les contre-exemples très éclairants : celui de la catastrophe de Bhopal (analysé par K. Weick 2010 et en français par Bibard 2016) et ceux des décisions absurdes analysées par C. Morel (2018).
  • il faut aussi développer une attention collective  : les individus réagissent à des crises qu’ils ont en partie produites, en bricolant par expérimentations (voir l’Improvisation organisationnelle et la métaphore de l’orchestre de Jazz). Pour une discussion des concepts de vigilance, d’attention et de responsabilité dans les situations de travail, voir Chateauraynaud (1997).

K. Weick propose ainsi une théorie de l’action collective comme processus de fabrication de sens, mais il ne parle pas des phénomènes de pouvoir au sein des organisations. On doit alors faire l’hypothèse que ces relations de pouvoir sont suffisamment faibles à un échelon local pour permettre cette vigilance collective volontaire (en attendant que le monde meilleur de « l’entreprise libérée » puisse généraliser ces processus ? voir le site 4Tempsdumanagement).

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Au final on peut distinguer deux grandes propositions théoriques, (et qui sont toutes les deux en opposition à la vision économique « standard » d’une rationalité purement calculatoire, voir cette présentation vidéo de J.F Lebraty):

  • cette vision « non-standard » de Karl Weick sur une rationalité « située », centrée sur les processus de communication dans une logique « doing-organizing » (avec le rôle primordial que joue l’action dans la construction de sens, mais aussi dans le consensus, dans les controverses, dans les conventions de comportement, dans la coordination et aujourd’hui dans l’improvisation organisationnelle);
  • et la vision « standard étendue » de Herbert Simon sur une rationalité dite limitée centrée sur les processus de décision dans une logique « deciding-organization » (avec le rôle primordial que joue l’organisation dans la procédure de décision, mais aussi dans les stratégies ou les politiques des groupes d’acteurs, et aujourd’hui dans les biais cognitifs ou dans la prise en compte des émotions).

Decision

La décision : trois formes de rationalité (Systèmes d’information et management, page 74)

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Voir les autres théories utilisées dans le développement des SI

Voir la carte générale des théories en management des S.I.

RÉFÉRENCES

Karl Weick (1988), Enacted sensemaking in crisis situations, Journal of Managment Studies 25:4

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K. Weick (1995), Sensemaking in Organizations, Sage. Note de lecture de Hervé Laroche

Note de lecture

K. Weick, K. Sutcliffe, D. Obstfeld (2005) Organizing and the Process of Sensemaking Organization Science 16(4),

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K. Weick, K. Sutcliffe, D. Obstfeld (1999), Organizing for High Reliability: Processes of Collective Mindfulness in Research in Organizational Behavior pp. 81–123

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K. Weick (2010), Reflections on Enacted Sensemaking in the Bhopal Disaster,, Journal of Management Studies 47:3

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H. Maturana, F. Varela (1994), L’arbre de la connaissance, racines biologiques de la compréhension humaine , Addison-Wesley, Paris (extraits, deux pages)

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Y. Giordano (2006), S’organiser, c’est communiquer : le rôle fondateur de la communication dans l’organizing chez Karl E. Weick, in Les défis du sensemaking en entreprise, Paris, Economica

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H. Laroche, V. Steyer (2012), L’apport des théories du sensemaking à la compréhension des risques et des crises, Cahiers de la sécurité industrielle, Fondation CSI.

Books.Google ou le lien

V. Steyer, H. Laroche (2012), Le virus du doute. Décision et sensemaking dans une cellule de crise, Revue française de gestion, vol. 38

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C. Roux-Dufort (2002), Le regard de Karl Weick sur la fiabilité organisationnelle : implications pour la gestion des crises, W.P. EDHEC Lille.

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F. Chateauraynaud (1997), Vigilance et transformation. Présence corporelle et responsabilité dans la conduite des dispositifs techniques. Réseaux, volume 15, n°85

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S. Brion (2005), La coordination par la vigilance collective réciproque. Revue française de gestion, no 154 (1)

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L. Bibard (2016), La notion de rationalité limitée et ses enjeux, document de travail

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C. Morel (2018), Les décisions absurdes. L’enfer des règles, les pièges relationnels, Gallimard, Note de lecture de Michel Berry

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C. Averseng (2011), Codification des connaissances et création de sens, Chapitre  de la thèse « Management des processus et réduction de l’équivocité », Université de Montpellier

Chapitre et « Pompiers de Mann Gluch »